C’était en 1937… Mon premier BRA par Paul MAILLET

C’était en 1937… Mon premier B.R.A. le samedi 16 juillet 1937.
Le rapide Genève-Vintimille quitte la gare de Chambéry. Nous sommes six des « Cyclotouristes Chambériens » qui occupons tout un compartiment. L’air est parfumé d’un mélange d’embrocation et d’odeurs de victuailles. Les six « C.C. » sont : René Fourmy, Paul Billioud, Jean Bruckere, Pascal Curati, Louis Brunet et moi.

Minuit… nous sommes à Grenoble. Nos machines récupérées au fourgon, en quelques coups de pédales, nous voici cours Jean Jaurès au « café des cyclistes » (le bien nommé). Là, à 3 heures du matin sera donné le départ du 2ème Brevet de Randonneur des Alpes. 250 km – 4500 m de dénivellation.

Il y a déjà beaucoup de cyclos, et des curieux. L’animation est grande. Nous retirons notre numéro de cadre (en carton) et nous le fixons à nos machines. J’ai une petite appréhension au moment de ce retrait car il faut avoir 18 ans pour participer à ce brevet. Il me manque… deux mois. J’ai triché sur ma date de naissance. Tout se passe bien. Je suis bon.

Alors, j’apprends que nous sommes 136 participants (pour ce 2ème B.R.A. en 1937, 88 cyclos furent pointés à l’arrivée). Nous avons le temps avant le départ, de nous restaurer sérieusement : jambons, œufs au plat, lait, confiture, miel. Quant au sac de guidon, il est lourd de vivres.

C’est l’heure ! Grand rassemblement sur le cours. Nous retrouvons notre ami l’Albertvillois Dutruc, des Lyonnais, des Stéphanois et bien entendu des Grenoblois : Léone Hyacinte, Jo Routens, d’autres…

Un vague coup de revolver ! La meute pédalante est lâchée entre deux haies de noctambules qui sont assez perplexes, ne comprenant pas très bien ce qui nous pousse à l’assaut du Lautaret, du Galibier, du Télégraphe, de la Croix de Fer…

Départ rapide. Féerie de petites lumières blanches et rouges qui dansent dans la nuit. Ronronnement des dynamos. Bien avant Pont-de-Claix, l’imposante cohorte s’est scindée en plusieurs groupes. Un gars lâché de l’avant, nous apprend qu’en tête un petit paquet a tout « largué ». Il y a Fourmy, Routens, Billioud, Dutruc, notamment. Cela ne nous surprend pas. Pour les Chambériens, c’était prévu. Jean Bruckere, le calculateur, fait des estimations et me dit : « Ça roule un bon 35… ».

A cette allure, Vizille est vite atteinte. Nous restons dans le peloton, pour ma part, je n’apprécie guère. Il faut être aux aguets. Mais ça nous tire… et la moyenne se maintient. Seul Pascal Curati peine ; Il a du mal à échauffer sa puissante musculature.

Rioupéroux, le peloton s’est étiré. Heureusement car il y a des rails qui traversent la route. Des cris dans la nuit : « rails!.. rails!.. » Et le mot passe de cyclo en cyclo. Hélas… pas assez vite. Coups de freins. Cris… c’est la bûche… presque générale. Brunet est dans le tas de jambes et de mécaniques ! Jean, Pascal et moi nous nous arrêtons. Nous relevons Brunet. Il n’a rien. Par contre sa roue arrière ne tourne plus. Avec nos éclairages nous donnons de la lumière à Jean qui a vite fait de recentrer cette roue.

Tirage de bourre pour rejoindre notre peloton. Passage de route en rechargement et nous revoilà bien à l’abri. On se… planque ! Rochetaillée, le replat. En tête il y a des énervés. Nous nous accrochons. Nous ne sommes plus qu’une quinzaine.

Virage en épingle à droite, nouvelle ligne droite le long de la Romanche. Il fait toujours nuit. Pourtant, au-dessus de nos têtes, le ciel commence à se teinter. Le jour ne va plus tarder. Déjà on distingue les masses sombres des montagnes.

Calé derrière « l’armoire » Curati, je prends mon petit déjeuner : sucre, figues, gâteau de riz. Si peu que l’on prenne… Surtout, il ne faut pas oublier de recharger les batteries.

A partir d’ici, les difficultés commencent : voici la Rampe des Commères. Mais d’abord un pont en dos d’âne sur la Romanche.

Arrêt au signal d’une lampe de poche. C’est Georges Darchieux, le créateur du B.R.A. qui assure le contrôle. Notre groupe a beaucoup diminué. Le jour arrive. En grimpant, rien ne nous empêche de voir et d’admirer. Nous pouvons aussi causer un peu. Nous remontons les gorges de l’Infernet et, tout à coup descente, tunnels puis c’est le Barrage du Chambon. Là, il y a une bonne vingtaine de cyclos qui dégustent les uns le paysage, les autres leur ravitaillement. Les sacs de guidon seront moins lourds pour grimper…

Le pourcentage qui devient plus sévère nous donne l’occasion de nous réchauffer. Là-haut, très haut, par-dessus les rochers qui nous dominent éclatent alors les rayons du soleil levant. C’est beau. Nous admirons pleinement. N’y a-t-il rien de mieux que le lever du soleil ? proclame Brunet. Il peut en parler, l’été dernier, il était « porteur » à la compagnie des guides de Chamonix. Moi, je regarde, je regarde… Plus loin, l’air embaume la lavande. Il y a de gros sacs au bord de la route. La cueillette a été faite. Et, les sacs pleins parfument notre passage. Nous sommes à la frontière des Hautes-Alpes. La porte de la Provence n’est pas loin…

Dès la sortie de la Grave je commence à souffrir terriblement des reins. J’essaye la danseuse, pas de soulagement. Je dois m’arrêter car j’ai trop mal. J’ai froid aussi. Bruckere m’a attendu. Nous repartons. Ce n’est pas brillant. Je souffre mais que faire ? sinon continuer. A Villar d’Arène nous rejoignons Curati et Brunet. Ils sont navrés de me voir dans cet état. Nouvel arrêt. Je bois un peu de thé, il est glacé. J’ai toujours mal et froid. Si au moins le soleil arrivait ! Il n’est pas loin. Il flambe là-haut sur la petite cabane des ponts et chaussées. Mais, je sais qu’il y a beaucoup de lacets pour y parvenir.

Enfin, du soleil ! Il nous caresse de sa bienfaisante chaleur. Quel plaisir de ne plus avoir froid. De plus, le col du Lautaret est là. Devant l’hôtel, cinq cyclos déjeunent. Ce sont des B.R.A. Nous ne mettons même pas pied à terre.

Faire le BRA en 1938, avec 1 seul plateau et 3 pignons (dans le Galibier versant 05)

De suite, c’est l’attaque du Galibier par cette nouvelle route bien tracée, sans coup de culs comme dans l’ancienne. Une pente régulière sur 9 km et nous serons là-haut à 2556 mètres d’altitude. Chacun monte à sa main (façon de parler). Nous nous élevons. La vue est superbe. La Meije apparaît dans toute sa puissance et sa grandeur. Elle brille comme un formidable diamant.

Au bord de la route, je dépasse un gros rocher. Là, il y a 15 jours, lors d’une sortie en solitaire, je m’étais arrêté pour rêver un peu devant ce merveilleux temple de roches et de glace. Aujourd’hui, il n’y a pas place à la contemplation, c’est le B.R.A. Pourtant je sais que je reviendrai dans ce Galibier ; c’est la porte du sud pour le randonneur.

Maintenant, la « bête » a retrouvé rythme et cadence. Il fait chaud. Le Galibier se négocie bien. Lucide, je peux admirer. Et je ne m’en prive pas.

Voici le col. Arrêt bref. Nous nous habillons, enfilons les gants. Et, nous nous engouffrons dans le noir total du tunnel (1). Il est 7h30. Bruckere a dit « On est dans les temps… ». Il a l’air satisfait.

Sortie du tunnel : la Maurienne et… à nouveau le froid. Maintenant commence pour moi le plus mauvais. En montant le col, déjà, je redoutais la descente. Et… nous y sommes.

Curati, Brunet se lancent. Bruckere reste près de moi. Il sait que j’ai peur. Il m’encourage de la voix : « fonce… fonce la maille ». La route est affreuse. Ravinée, elle est recouverte de cailloux de toutes les formes en provenance directe du lit de la Valoirette qui coule quelques kilomètres là en dessous. Et Bruckere me talonne : « laisse aller la Mailloche ! » Je fais de mon mieux, ce n’est pas brillant. Crispé sur les freins, j’ai très mal aux poignets. Je sais (car je suis passé par là il y a 2 semaines) qu’il faut aller jusqu’à Plan-Lachat pour trouver une chaussée potable.

Aux Baraques, nous nous regroupons pour traverser le désert de caillasses. Il n’y a que cela sur la route et partout. Une grande boucle… en bas Plan-Lachat. On aperçoit le noir ruban du goudron. Plus que quelques centaines de mètres !

Un claquement sec, un dérapage. Dans un virage, à dix mètres devant moi, Brunet vient de faire un soleil ! Il se trouve sur le bord de la route. Il n’a heureusement pas de mal. Mais… poisse de poisse, il a éclaté à l’arrière et n’ayant pu s’arrêter pile il a roulé sur sa jante dural. Elle est toute matraquée, les rebords écrasés, voilée… impossible de remonter le pneumatique qui ne tient plus. Sans nous dire un mot, nous avons tous les quatre compris : pour Brunet, le B.R.A. est terminé. Nous devons le laisser. Il devra faire 25 km à pieds pour rejoindre la gare de Saint-Michel de Maurienne. Nous lui serrons la main. Il en a gros sur le cœur. Il n’a pas fini de voir passer des gars du B.R.A qui vont lui filer sous le nez…

Plan-Lachat… du goudron. Quelques instants d’arrêt à Valloire. Nous apprenons que devant nous un cyclo est entré de plein fouet dans une « fourragère » (2) de l’armée. Il serait grièvement blessé. Qui est-ce ? On ne sait. Nous pensons alors à Fourmy et Billoud.

La remontée, peu coriace, du col du Télégraphe nous procure l’occasion de forcer à nouveau. Nous atteignons le tunnel de ce col (3) et c’est ensuite, sur bonne route la descente en lacets sur Saint-Michel. Malgré les « épingles », pas de problème. Sauf qu’il y a des voitures automobiles. Et, en descente il faut hurler pour faire sa place de passage.

Et vlan ! Vent dans le nez entre St Michel et St jean. Le large Curati fait « la trace ». Les 14 kilomètres sont bien absorbés. Près du vieux clocher seul, sans son église, il y a un groupe de cyclos. Ils nous saluent. Nous nous arrêtons plus loin, au bout des Portiques, là où s’amorce, sous une voûte, (4) la route du col de la Croix de Fer.

Pascal Curati achète des fruits et remplit son bidon de… vin ! J’ai encore du thé, j’y ajoute de l’eau. Des jeunes gens nous regardent avec curiosité. Et moi qui pourtant suis assez… bavard, je ne dis rien. A nouveau je suis tendu. Je viens de lire une plaque : « Col de la Croix de Fer 30 km ». Je me sens bien petit et faible. Elles sont loin les discussions du mercredi soir à la réunion des Cyclos Chambériens. Là… sur la Michelin on grimpait facile.

Maintenant c’est la grande leçon d’humilité qui commence. Il y a si long de cette rue de St Jean jusqu’à cette Croix de Fer qui se profile sur un fond d’Aiguilles d’Arves. Je sais ce qui m’attend. L’an dernier je suis passé par là.

Il fait chaud… on grimpe… il fait encore plus chaud… et il faut toujours appuyer sur les manivelles. Le soleil cogne sur nos échines. Je commence à me liquéfier. Près de moi, le cuir tanné de Pascal Curati brille de sueur. C’est beau les muscles qui jouent. Si l’on peut appeler cela jouer. Nous prenons de l’altitude, pas un seul nuage.

Quant au paysage… je commence à ne regarder que la route… La route avec ses grattons, ses plaques de goudron qui fondent, qui collent. J’ai vidé depuis longtemps mon bidon. Pas trace d’eau, ni source, ni fontaine. Tout est sec, l’herbe du bord de la route est jaune, les pins sont rabougris, l’air sent la résine.

On traverse un torrent qui n’est qu’un lit de pierres. C’est Villarembert. Tiens… une descente, elle est très courte. Plus dure alors est la remontée. Bruckere permettra un arrêt à St Jean d’Arves. Il faut encore piler de la pédale pendant 10 kilomètres. Curati a tombé son pantalon de golf qu’il a troqué contre un short. Dieu… il a des cuisses et des mollets impressionnants. Quelles bielles ! Maintenant dans la chaleur, il est très à l’aise. Sa peau bronzée brille. Jean Bruckere lui, reste semblable à lui-même : une superbe mécanique de randonneur. Une volonté de fer, et un cœur… comme ça ! Soif… fatigue… pour moi c’est le coup de pompe. J’arrête quelques instants. Curati me tend son bidon. Mais c’est du « gros rouge », je n’ose y toucher. Pascal lui n’a pas cette crainte… Tunnels… ponts… tunnels.

Nous dominons l’Arvan. Entraigues (1280 m) un nom qui chante déjà le midi. Cela doit vouloir dire « entre deux eaux ». Quel euphémisme ! C’est d’un sec ! Le soleil est au zénith, un four. Je ne demande même pas l’heure à mes compagnons de route (je ne possède pas de montre). L’heure ? A quoi bon ! Ce qui compte c’est de se reposer.

Enfin St Jean d’Arves… l’arrêt prévu et attendu. Mais Bruckere déclare qu’il vaut mieux « pousser » jusqu’à St Sorlin d’Arves. Là nous serons au pied de l’ultime difficulté. Sans discuter nous obéissons au capitaine. D’ailleurs il faut y aller à St Sorlin. Alors… va pour ces trois km sous le feu du soleil.

Saint Sorlin d’Arves atteint, sur une vielle bâtisse un panneau : « Café ». Nous entrons. C’est plus que vétuste. Mais, le soleil est resté dehors et cette salle basse, sombre, nous gratifie d’une bienheureuse fraîcheur. Nous apprécions le vieux banc et la table. Poser les bras sur quelque chose qui ne bouge pas, ne plus tirer… On pense alors à manger. Pas question d’un repas. Il sera difficile d’avaler du trop solide. Nous commandons un grand pot de confiture. De la prune. C’est magnifique ; un kilo à trois …et avec des biscuits. Le tout arrosé de menthe avec de l’eau à volonté et fraîche.

A la sortie du café, comme un coup de trique nous recevons le soleil. Il fait encore plus chaud. Et là-haut, devant nous, sur un fond d’azur flamboyant se découpe le sommet de la Croix de Fer. Dessous, les lacets qui montent à son assaut. Montagne nue faite de roches et de caillasses, sans la moindre ombre. Nous nous regardons. On fait cette petite sieste ? Déjà, je suis allongé sur un chariot. La vielle maison nous gratifie d’une ombre fraîche. Que c’est bon d’allonger ses jambes ! Mes deux bons copains dorment. Je ne peux en faire autant. Je suis trop fatigué. Dans une semi-somnolence, je vois passer trois cyclos du B.R.A. Il faudrait que je réveille Bruckere ? Je n’ai pas le courage, car il va vouloir repartir de suite. Tant pis… on les retrouvera peut-être. Grenoble, ce n’est pas encore là. Alors je sombre dans un sommeil total. Pas longtemps, Bruckere se réveille. Il consulte sa montre et trouve que nous nous sommes trop arrêtés.

C’est le départ, le dernier obstacle. Comment vais-je le passer ? Mes jeunes jambes n’en peuvent plus. Pascal lui repart en force. Jean est dans sa roue. Moi, je navigue lamentablement. Je vais d’un ruisseau à l’autre, car maintenant la neige qui fond n’est pas loin et l’eau coule par endroit. A grands coups de bidon je m’asperge. Ce qui ne me redonne pas la moindre vigueur. Je suis cuit. Pascal escalade avec aisance les lacets au-dessus de moi. Cela me donne la nausée. Jean me fait de grands signes désespérés. Il me demande si la « maille » va craquer.

Je sais qu’il file un peu devant uniquement pour m’inciter à le suivre. Car s’il venait à s’arrêter pour m’attendre… Non, ça ne va plus. C’est cassé en moi. Je m’arrête. Contre un gros rocher bordant cette sacrée route j’appuie mon vélo. Il tombe. Je ne le redresse pas ! Elle m’emmerde…. cette mécanique. Pourquoi me suis-je engagé dans ce truc ? C’est trop pour moi. Présomptueux. J’ai pêché par orgueil. J’ai l’air malin maintenant. Assis contre la roche brûlante je ne cherche même pas à savoir si je vais continuer.

A quelques km de moi une borne : Col de la Croix de Fer : 7 km. Ce n’est pourtant plus grand-chose, et après la descente sur Rochetaillée par la vallée de l’Eau d’Olle… me donne des ailes… oui mais encore 7 km de souffrance ! Je tourne le dos au col et je regarde face à la vallée des Arves.

Le bonheur de réparer sa crevaison, face à la Meije. BRA 1938

Là-bas, bien en bas, deux ou trois petits points colorés qui avancent doucement. D’autres plus en arrière. Les « Squadra » du B.R.A. arrivent ! Au-dessus de moi Jean a vu aussi. Il hurle tant qu’il peut afin de me faire repartir. Des mots, de simples mots. Mais les mots qui touchent. Ceux qu’il faut dire en cet instant. Il réussit. Je remonte sur ma machine. Qui sait, ou qui dira ce que l’amour-propre peut faire ? Je ne cherche pas à savoir. Dieu de Dieu… je ne veux pas me laisser « rebecter ». Et les roues tournent. Le coup de pompe a passé. Je grimpe en « dandinette ». Je me trouve à la hauteur de Jean. Il a son bon sourire pour me dire : « le coup de mailloche t’a passé ? Allez, vas-y, le sommet est proche ». Je ne dis rien mais, à ce moment je trouve que Bruckere est un gars formidable. Sans moi, il y a longtemps qu’il serait dans la vallée de l’Eau d’Olle. Je me sens bien mieux, j’ai récupéré.

Dans une petite ligne droite je vois l’impressionnante carcasse de Curati. Je voudrais le rejoindre mais il tourne parfaitement, c’est l’homme de la fin. Pourtant je me rapproche. Voici la vieille baraque des Ponts et Chaussées, j’entends des clarines, le sommet va être là, il approche. Pascal n’est plus très loin de moi. Le dernier lacet… il y a quelques personnes au sommet. Pascal est à 10 mètres, un coup de rein et je le rejoins. Nous mettons pied à terre au même moment. Jean est juste derrière.

Par le contrôleur qui pointe nos cartes de route, nous apprenons que c’est notre camarade Paul Billioud qui est passé en tête en compagnie de Jo Routens et de Dutruc. René Fourmy passait en 7ème position et nous les quinzièmes. Cris de joie ! Nous avons peine à croire qu’il y a autant de gars derrière nous. Mais Brunet, est-il enfin arrivé à St Michel ?

Des touristes nous regardent, je ne suis pourtant pas coquet à voir. Il fait toujours très chaud. Sans enfiler de maillot nous prenons la descente. Au revoir la Croix de Fer… Mais déjà il faut rouler au pas, puis marcher à pied. La route est en total rechargement, pendant près de 2 km, nous jouons les fantassins. Chaussés de pauvres godasses cyclistes toutes percées, je m’offre bien du plaisir.

Le défilé du Maupas, il faudrait s’arrêter, regarder mais pas question. Je n’ai même pas vu les aiguilles d’Arves. Honteux !… Mais c’est cela le B.R.A. Alors, l’Eau d’Olle, les belles cascades, on entend leur chant, la nature magnifique… ce sera pour une autre fois.

Un gué, Curati passe en trombe, Jean aussi. Je reste en équilibre au milieu. J’ai de l’eau jusqu’aux mollets. Ce n’est pas désagréable. Descente… descente, les poignets font mal. Encore un gué, cette fois c’est le bain de pieds pour tous les trois.

Nous arrivons à une bifurcation. Route coupée, pont emporté ! Que faire ? Remonter par un petit chemin ou essayer de passer ? Les jambes décident. Nous filons droit et ne tardons pas à nous trouver devant ce fameux pont emporté qui est en début de reconstruction. Des poutres, quelques planches franchissent une gorge. Tout cela semble tenir (?) par des câbles. Curati homme de l’art regarde en connaisseur. Il passe, rien ne craque, vu son poids… Mais c’est branlant, les planches plient.

Nous sommes tous trois sur l’autre rive. Là, nouvelle difficulté, il faut franchir un énorme tas de sable. Vélo sur l’épaule, les pieds mouillés s’enfoncent jusqu’aux chevilles. Il faut poser les chaussures, secouer les chaussettes, il y a un temps, elles étaient blanches… et après encore s’infiltrer, toujours avec le vélo entre des poutrelles avant d’être enfin sur la route.

Allemond, un pont de fer, la Romanche et revoilà Rochetaillée vue de jour cette fois. Les grands obstacles sont vaincus. Ouf… Hélas le vent remonte la vallée et nous cueille en pleine face. Sur ma machine, je me recroqueville au minimum pour me planquer derrière Curati. Lui, est en pleine euphorie. Contre le vent, ses 80 kilos de muscles font merveille. Et Jean le relance. Moi je suis aspiré.

Livet, la basse Romanche toute crasseuse de ses usines, Gavet. On attrape au vol des flonflons d’accordéon, c’est dimanche, ça danse. Nous on… gambille. En roulant on brade le stock de nourriture.

Sechilienne, toujours le vent. Dans le nez bien entendu. Mais nous sentons maintenant l’écurie. Grenoble… ça approche. On « guigne » les bornes : 19 km 18 km… voici Vizille. Que de monde sur la place du château où se repose Albert Lebrun, le président de la République.

Plus que 6 km, du billard. Là-bas, au bout de cette belle ligne droite : c’est Grenoble, le café des cyclistes, la fin du B.R.A. et… la médaille.

Je ne sens plus la fatigue, il me semble que je viens de partir, c’est un peu comme dans un rêve. Sur les allées du cours, je vois des gens qui nous regardent. En moi, je découvre quelque chose, c’est peut-être de la fierté ? Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que je roule sur une piste divine. Dans ma tête tout se mélange : le chant des clarines de l’Alpe, le bruit des cascades de l’Eau d’Olle… Le reste : les efforts, la peine, tout s’estompe.

Nous y sommes ! Je regarde, je ne peux rien dire, je suis tout à la joie du jeune qui a réussi. Curati et Bruckere m’encadrent, chacun un bras sur mes épaules. A trois, nous terminons les derniers mètres de ce 2ème B.R.A.

Grosses bises de madame Darchieux qui me remet l’insigne : je suis Randonneur des Alpes ! Sous mon maillot cuit par le soleil et la sueur, ça fait toc… toc un peu plus fort. Dieu qu’elle est loin ma pauvre mansarde Chambérienne, ou si souvent j’ai rêvé de cet instant ! Un instant que je n’oublierai pas, je le sais déjà.

C’est après que nous apprenons que notre ami Chambérien Paul Billioud a terminé en tête avec Jo Routens et Dutruc. René Fourmy suivait de peu. Quant à nous, nous sommes crédités de la 15ème position. Nous avons bouclé ce deuxième B.R.A en 12h30. Billioud, Routens et Dutruc, pour leur part ont mis 10h15 !

Un peu d’eau sur la figure… Puis la gare. Nous pouvons même nous allonger sur les banquettes de bois, quel bien être. A l’année prochaine !

Pour moi, il ne devait pas y avoir « d’année prochaine ». Si en 1938 j’étais bien au départ du 3ème B.R.A., le passage de St Sorlin devait, cette fois, m’être fatal. Il n’y avait plus Bruckere pour trouver les mots qu’il fallait. Vidé… je dus abandonner.

La grande roue de la vie tournait… 1939, la guerre… l’occupation. Mon au revoir à ma Savoie.

Ce n’est qu’en 1948 que je bouclais mon deuxième B.R.A. Et déjà ; bien des choses avaient changé. Il en manquait dans le groupe de 1937 : Jean Bruckere, disparu tragiquement au lac du Bourget. Le petit Brunet, « mort pour rien » pendant la « drôle de guerre » en 1940. Lui, jamais il n’aura eu sa médaille du B.R.A. Et puis, plus tard, l’incomparable randonneur René Fourmy, tué lors d’une sortie vélo en février 1980, par un chauffard. Pascal Curati est parti, lui aussi pour la grande randonnée, celle qui conduit bien plus loin que les ultimes lacets de la Croix de Fer… Paul Billioud a rejoint ses amis en 1986, laissant un vide qui ne se comble pas.

Oui… tout a bien changé. Pourtant, au hasard de la route, il reste un arbre, une maison, un vieux pont. Là, nous nous étions arrêtés, eux et moi. Il reste un rocher, une croix, la même. Il reste les montagnes, « nos » cols. Alors, je retrouve le visage de ces amis. Ceux, qui en 1937, dans ce B.R.A., allaient au-devant de la vie.

N.B : Ce récit a été rédigé peu après le B.R.A. de 1937. Seuls les derniers alinéas ont été modifiés du fait des décès successifs des protagonistes.

(1) En 1937 le col géographique du Galibier se franchissait par un tunnel fermé par la suite de 1977 à 2003
(2) Sorte de lourd et haut chariot tiré par plusieurs mulets.
(3) A cette époque le tunnel du Télégraphe existait encore (il fut dynamité par les Allemands en 1944)
(4) Maintenant cette voûte n’existe plus.

Paul MAILLET des C.T Chambériens et n° 856 chez les 100 cols

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3 Commentaires

    • Molinaro sur 12 mars 2019 à 11 h 08 min
    • Répondre

    Message qui procure bcp d’émoltion

    • Molinaro sur 12 mars 2019 à 9 h 06 min
    • Répondre

    Une lecture qui procure une très belle émotion

  1. Excellent texte ! Emouvant et bien écrit, y figurent quelques noms glorieux !

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